XV
FIN DE PARTIE POUR UNE DAME

« La mienne fut cause de grand péché, et de passion, disputes, vaines paroles – quand ce n’était point menteries – en moi, en mon adversaire ou en nous deux. Les échecs me poussèrent à négliger mes devoirs envers Dieu et envers les hommes. »

 

The Harleyan Myscellany

 

Quand César eut terminé – il avait parlé à voix basse, les yeux fixés sur un point indéterminé du salon, – il sourit avec une expression absente et se retourna lentement vers l’échiquier d’ivoire posé sur la table. Puis il haussa les épaules, comme si avec ce geste il voulait faire comprendre que nul ne peut choisir son passé.

— Tu ne m’en avais jamais parlé, dit Julia, et le son de sa voix lui fit l’effet d’une intrusion absurde, parfaitement déplacée dans ce silence.

César tarda un peu à répondre. La lumière de l’abat-jour de parchemin n’éclairait qu’une partie de son visage, laissant l’autre moitié dans le noir. Le clair-obscur accentuait les rides autour des yeux et de la bouche, faisait ressortir le profil aristocratique, le nez fin et le menton de l’antiquaire, comme sur un délicat poinçon de médaille antique.

— J’aurais eu du mal à te parler de quelque chose qui n’existait pas, murmura-t-il doucement, et ses yeux, ou peut-être seulement la lueur qui y jouait, estompée par la pénombre, se posèrent enfin sur ceux de la jeune femme. Pendant quarante ans, je me suis appliqué avec grand soin à croire qu’il en était ainsi – son sourire avait pris une expression moqueuse, sans doute adressée à lui-même. Je n’ai jamais rejoué aux échecs, pas même seul. Jamais.

Julia secoua la tête, abasourdie. Elle avait peine à croire ce qu’elle entendait.

— Tu es malade.

L’éclat de rire fut bref et sec. La lumière jouait maintenant dans les yeux de l’antiquaire qui semblaient de glace.

— Tu me déçois, princesse. J’espérais au moins de toi que tu me ferais l’honneur de ne pas sombrer dans la facilité – il regarda pensivement son fume-cigarette d’ivoire. Je t’assure que je suis sain d’esprit. Comment aurais-je pu autrement construire si minutieusement les détails de cette belle histoire ?

— Belle ? – elle le regarda, sidérée. Mais nous parlons d’Álvaro et de Menchu… Une belle histoire ? – elle frissonna d’horreur et de mépris. Pour l’amour de Dieu ! Mais qu’est-ce que tu racontes ?

L’antiquaire soutint son regard sans broncher, puis il se tourna vers Muñoz, comme pour l’appeler au secours.

— Il y a des aspects… esthétiques, dit-il. Des facteurs extraordinairement originaux qu’on ne peut simplifier de façon aussi superficielle. L’échiquier n’est pas simplement blanc et noir. Il faut se situer sur des plans plus élevés pour examiner les faits. Des plans objectifs… il les regarda, tout à coup rempli d’un désespoir qui paraissait sincère. J’étais persuadé que vous vous en seriez rendu compte.

— Je sais ce qu’il veut dire, fit Muñoz, et Julia se retourna vers lui, surprise.

Le joueur d’échecs était toujours immobile, debout au milieu du salon, les mains dans les poches de sa gabardine fripée. Au coin de sa bouche était apparue cette vague moue, son sourire à peine esquissé, indéfinissable et lointain.

— Vous savez ? s’exclama Julia. Bon Dieu ! Qu’est-ce que vous pouvez bien savoir ?

Elle serra les poings, indignée, essayant de retenir sa respiration qui sonnait dans ses oreilles comme le halètement d’une bête après une longue course. Mais Muñoz demeurait impassible et Julia vit que César lui lançait un paisible regard de reconnaissance.

— Je ne me suis pas trompé sur votre compte, dit l’antiquaire. Et je m’en félicite.

Muñoz ne voulut pas répondre. Il se contenta de regarder autour de lui les tableaux, les meubles, les objets qui décoraient la pièce, hochant lentement la tête, comme s’il tirait de tout cela de mystérieuses conclusions. Au bout d’un moment, il désigna Julia du menton.

— Je crois qu’elle a le droit de connaître toute l’histoire.

— Et vous aussi, mon cher, ajouta César.

— Moi aussi. Encore que je n’agisse ici qu’à titre de témoin.

Il n’y avait ni reproches ni menaces dans sa voix. Comme si le joueur d’échecs conservait une absurde neutralité. Une neutralité impossible, pensa Julia, car le moment allait venir tôt ou tard où les mots ne suffiraient plus, où il faudrait prendre une décision. Et pourtant, conclut-elle, étourdie par cette sensation d’irréalité dont elle ne parvenait pas à se défaire, ce moment paraissait encore tellement lointain.

— Alors, allons-y, dit-elle, et elle comprit avec un soulagement inattendu en entendant sa propre voix qu’elle avait retrouvé sa sérénité perdue. Elle lança un regard dur à César. Parle-nous d’Álvaro.

L’antiquaire acquiesça d’un signe de tête.

— Álvaro, répéta-t-il tout bas. Mais auparavant, je dois vous parler du tableau… – il fit tout à coup la grimace, comme s’il avait oublié les règles les plus élémentaires de la courtoisie. Je ne vous ai rien offert. Je suis impardonnable. Vous prendrez bien quelque chose ?

Personne ne répondit. César s’avança vers un vieux coffre de chêne dont il se servait comme bar.

— La première fois que j’ai vu ce tableau, c’était chez toi, Julia. Tu te souviens ?… On te l’avait livré quelques heures plus tôt et tu étais heureuse comme une petite fille. Pendant près d’une heure, je t’ai observée tandis que tu l’étudiais pouce par pouce en m’expliquant les techniques dont tu comptais te servir pour, je te cite littéralement, pour en faire le plus beau travail de ta carrière – tout en parlant, César prit un haut verre de cristal taillé et y mit des glaçons, du gin et un peu de jus de citron. J’étais émerveillé de te voir heureuse, et le fait est que je l’étais moi aussi – il se retourna, son verre à la main et goûta précautionneusement le cocktail qui parut le satisfaire. Mais ce que je ne t’ai pas dit alors… Bon. En réalité, même maintenant j’ai du mal à l’exprimer avec des mots… Tu étais émerveillée par la beauté de l’image, l’équilibre de la composition, les couleurs et la lumière. Moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Cet échiquier, les joueurs penchés au-dessus des pièces, la dame qui lisait à la fenêtre, tout cela réveillait en moi l’écho endormi de mon ancienne passion. Imagine ma surprise, alors que je la croyais oubliée, boum !, la voilà qui revenait comme un coup de canon. Je me sentais à la fois fébrile et terrorisé ; comme si le souffle de la folie venait de m’effleurer.

L’antiquaire se tut un instant et la moitié éclairée de sa bouche dessina une moue malicieusement intime, comme s’il trouvait un plaisir particulier à savourer ce souvenir.

— Il ne s’agissait pas seulement d’échecs, continua-t-il. Mais plutôt d’un sentiment personnel, profond, qui me faisait voir dans ce jeu le lien entre la vie et la mort, la réalité et le rêve… Et pendant que toi, Julia, tu parlais de pigments et de vernis, je t’écoutais à peine, surpris par le frisson de plaisir et d’exquise angoisse qui me parcourait le corps, assis à côté de toi sur le canapé, en train de regarder non pas ce qu’avait peint Pieter Van Huys dans ce tableau flamand, mais ce que le maître génial avait en tête lorsqu’il peignait.

— Et tu as décidé que le tableau devait être à toi…

César regarda la jeune femme avec un air de reproche ironique.

— Ne simplifie pas les choses, princesse – il prit une gorgée de gin et ébaucha un sourire qui réclamait l’indulgence de ses auditeurs. Ce que je décidai sur le coup, c’est qu’il était indispensable d’assouvir ma passion. Ce n’est pas en vain qu’on vit une vie aussi longue que la mienne. Et c’est sans doute pour cette raison que j’ai aussitôt compris, non pas le message, qui était codé comme on l’a vu plus tard, mais le fait incontestable qu’il y avait là une énigme fascinante et terrible. Peut-être, quelle idée, peut-être l’énigme qui allait enfin me donner raison.

— Raison ?

— Oui. Le monde n’est pas aussi simple qu’on voudrait nous le faire croire. Ses contours sont imprécis, les nuances comptent. Rien n’est noir, rien n’est blanc ; le mal peut être le déguisement du rien ou de la beauté, et inversement, sans que l’un exclue l’autre. Un être humain peut aimer et trahir la personne aimée, sans que son sentiment en perde sa réalité. On peut être père, frère, fils et amant tout à la fois ; victime et bourreau… Prends les exemples que tu voudras. La vie est une aventure incertaine dans un paysage diffus aux limites en perpétuel mouvement, où les frontières sont toutes artificielles ; où tout peut s’achever et recommencer à chaque instant, ou prendre fin subitement, comme par un coup de hache inattendu, à tout jamais. Où la seule réalité absolue, compacte, indiscutable et définitive est la mort. Où nous ne sommes qu’un petit éclair entre deux nuits éternelles, princesse, où nous n’avons que bien peu de temps.

— Et quel est le rapport avec la mort d’Álvaro ?

— Tout est lié – César leva la main pour réclamer la patience de son public. La vie est une suite de faits qui s’enchaînent les uns aux autres, parfois sans intervention de la volonté… – il regarda son verre à contre-jour comme si la suite de son raisonnement avait pu s’y trouver. – C’est alors, je veux parler de ce jour-là, chez toi, Julia, c’est alors que j’ai décidé de faire une enquête sur tout ce qui se rapportait au tableau. Et comme toi, la première idée qui m’est venue à l’esprit a été Álvaro… Je ne l’ai jamais aimé ; ni quand vous étiez ensemble, ni plus tard. Avec cette nuance importante que je n’ai jamais pardonné à ce misérable de t’avoir fait souffrir comme il l’a fait…

Julia, qui s’apprêtait à allumer une autre cigarette, arrêta son geste en plein vol et regarda César avec surprise.

— C’était mon affaire, dit-elle. Pas la tienne.

— Tu te trompes. C’était mon affaire. Álvaro avait occupé une place qui ne pourrait jamais être la mienne. D’une certaine manière – l’antiquaire hésita un instant et sourit avec amertume –, il était mon rival. Le seul homme capable de t’éloigner de moi.

— Tout était fini entre lui et moi… Tu es absurde de vouloir faire un rapport entre les deux choses.

— Pas si absurde ; mais changeons de sujet. Je le détestais, point final. Naturellement, ce n’est pas une raison pour tuer quelqu’un. Si c’était le cas, je t’assure que je n’aurais pas attendu aussi longtemps pour le faire… Notre monde, celui de l’art et des antiquaires, est bien fermé. Álvaro et moi avions eu quelques rapports professionnels ; c’était inévitable. Naturellement, on n’aurait pu qualifier nos relations de cordiales ; mais il arrive que l’argent et l’intérêt fassent d’étranges compagnons de lit… Toujours est-il que je suis allé le voir et que je lui ai demandé une étude sur le tableau. Pas pour l’amour de l’art, bien entendu. Ton ex, qu’il repose en paix, a toujours été coûteux. Très coûteux même.

— Et pourquoi ne m’as-tu rien dit de tout ça ?

— Pour différentes raisons. La première est que je ne souhaitais pas vous voir reprendre vos relations, même dans le domaine professionnel. On ne peut jamais être sûr que la braise ne couve pas sous les cendres… Mais il y avait autre chose. Le tableau touchait des sentiments trop intimes – il montra les pièces d’ivoire sur la petite table à jouer. Une partie de moi à laquelle je croyais avoir renoncé à tout jamais. Un coin dans lequel je ne pouvais permettre à personne de pénétrer, pas même à toi, princesse. Il aurait fallu que j’ouvre la porte à des questions dont je n’aurais jamais eu le courage de parler avec toi – il regarda Muñoz qui écoutait en silence, à l’écart. Je suppose que notre ami pourrait t’en dire long à ce sujet. N’est-ce pas ? Les échecs comme projection de l’ego, la défaite comme frustration de la libido, et toutes ces choses délicieusement cochonnes… Ces mouvements longs et profonds, en diagonale, des fous qui glissent sur l’échiquier – il passa le bout de sa langue sur le bord de son verre et frissonna doucement. Enfin. Le vieux Sigmund aurait eu bien des choses à dire sur tout cela.

Il soupira en hommage à ses propres fantasmes. Puis il leva brusquement son verre dans la direction de Muñoz, s’assit dans un fauteuil et croisa les jambes avec désinvolture.

— Je ne comprends toujours pas, reprit la jeune femme, quel est le rapport avec Álvaro.

— Au début, il n’y en avait effectivement pas beaucoup, reconnut l’antiquaire. Je ne voulais qu’une information historique toute simple. Quelque chose, comme je te l’ai dit, que j’étais disposé à payer grassement. Mais l’affaire s’est compliquée quand tu as décidé, toi aussi, de recourir à lui… En principe, il n’y avait là rien de grave. Mais Álvaro, faisant preuve d’une prudence professionnelle digne de louanges, s’est abstenu de t’informer de mon intérêt, car j’avais exigé la plus grande discrétion…

— Et il n’a pas été surpris que tu te renseignes sur le tableau derrière mon dos ?

— Pas le moins du monde. Et s’il l’a été, il ne m’en a rien dit. Il a peut-être cru que je voulais te faire une surprise en t’apportant des faits nouveaux… Ou que je me préparais à te jouer un vilain tour – César réfléchissait sérieusement. Maintenant que j’y pense, il méritait bien qu’on le tue, ne serait-ce que pour cela.

— Il a essayé de m’avertir. Il m’a dit : « Le Van Huys est à la mode ces temps-ci. »

— Méprisable jusqu’au bout, lança César. Avec cette mise en garde facile, il se couvrait devant toi, sans se mettre mal avec moi. Il nous donnait satisfaction à tous les deux, il empochait l’argent et, par-dessus le marché, il laissait une porte ouverte pour revivre les tendres scènes d’autrefois… – il leva un sourcil en laissant fuser un petit rire. Mais je te parlais de ce qui s’est passé entre Álvaro et moi – il regarda le fond de son verre. Deux jours après notre rencontre, tu es venue me dire qu’il y avait une inscription secrète dans le tableau. J’ai essayé de le cacher de mon mieux, mais cette révélation m’a fait l’effet d’une décharge électrique ; elle confirmait le mystère que j’avais pressenti. Je me suis également aussitôt rendu compte qu’il y avait beaucoup d’argent en jeu, que la cote du Van Huys allait grimper follement, et je me souviens de te l’avoir dit. Cette découverte, plus l’histoire du tableau et des personnages, ouvrait des perspectives que j’ai alors trouvées merveilleuses : toi et moi, nous mènerions l’enquête, nous avancerions ensemble vers la solution de l’énigme. Comme au bon vieux temps, tu te souviens ? Comme si nous cherchions un trésor, mais cette fois un trésor réel. Pour toi, la gloire, Julia. Ton nom dans les publications spécialisées, dans les livres d’art. Pour moi… Disons que c’était déjà suffisant ; mais de plus, entrer dans ce jeu constituait un défi personnel de taille. Ce dont je peux t’assurer, c’est que l’ambition personnelle ne comptait pour rien dans tout cela. Tu me crois ?

— Je te crois.

— J’en suis heureux. Parce que ce n’est qu’ainsi que tu pourras comprendre ce qui s’est passé ensuite – César fit tinter les glaçons dans son verre et le bruit parut l’aider à mettre de l’ordre dans ses souvenirs. – Quand tu es repartie, j’ai téléphoné à Álvaro et nous sommes convenus de nous retrouver chez lui à midi. J’y suis allé sans mauvaises intentions ; et j’avoue que je tremblais d’excitation. Álvaro m’a raconté ce qu’il avait trouvé. J’ai constaté avec satisfaction qu’il ignorait l’existence de l’inscription secrète et je me suis bien gardé de le mettre au courant Tout allait à merveille jusqu’à ce qu’il commence à parler de toi. Alors, princesse, la situation a changé du tout au tout.

— En quel sens ?

— Dans tous les sens.

— Je veux parler de ce qu’Álvaro a dit de moi.

César changea de position dans son fauteuil, comme s’il se sentait mal à l’aise, et tarda un peu à répondre, de mauvaise grâce :

— Ta visite lui avait fait une forte impression… C’est du moins ce qu’il m’a laissé entendre. J’ai compris que tu avais dangereusement remué de vieux sentiments et qu’Álvaro n’aurait pas été mécontent que les choses redeviennent comme elles étaient – il s’arrêta et fronça les sourcils. Je reconnais, Julia, que j’en ai été irrité à un point que tu ne peux imaginer. Álvaro t’avait fait perdre deux années de ta vie et j’étais là, devant lui, en train de l’écouter me dire comment il comptait y refaire effrontément irruption… Je lui ai dit, sans mâcher mes mots, de te laisser tranquille. Il m’a regardé comme si je n’étais qu’une vieille tante indiscrète et nous avons commencé à nous disputer. Je t’épargnerai les détails, mais ce fut très désagréable. Il m’accusait de me mêler de ce qui ne me regardait pas.

— Et il avait parfaitement raison.

— Non. Tout ce qui te concerne m’importe, Julia. Plus que tout au monde.

— Ne sois pas idiot. Je ne serais jamais revenue avec Álvaro.

Je n’en suis pas si sûr. Je sais parfaitement ce que cette canaille représentait pour toi… – moqueur, il souriait dans le vide, comme si le spectre d’Álvaro, désormais inoffensif, eût été là, en train de les observer. Et c’est alors, pendant que nous nous disputions, que j’ai senti renaître en moi cette vieille haine ; elle me montait à la tête comme un de tes verres de vodka brûlante. C’était, ma petite, une haine comme je ne me souvenais pas d’en avoir jamais ressenti ; une bonne haine solide, délicieusement latine. Alors je me suis levé et je crois avoir perdu mon sang-froid en usant de mon répertoire le plus choisi de poissarde, celui des grandes occasions… Tout d’abord, il a paru surpris de cette explosion. Puis il a allumé sa pipe et m’a ri au nez. Si sa relation avec toi avait échoué, disait-il, c’était ma faute. Si tu n’étais pas devenue adulte, c’était à cause de moi. Ma présence dans ta vie, qu’il qualifiait de maladive et d’obsessive, t’avait toujours empêchée de voler de tes propres ailes. « Et le pire de tout, a-t-il ajouté avec un sourire insultant, c’est qu’au fond, celui dont Julia est toujours amoureuse, c’est de toi, toi qui représentes le père qu’elle n’a jamais connu… Et elle s’en contente. » Puis, Álvaro a enfoncé une main dans la poche de son pantalon, il a tiré sur sa pipe et il m’a regardé entre deux bouffées de fumée. « Votre histoire, a-t-il conclu, n’est finalement qu’un inceste non consommé… Heureusement, tu es homosexuel. »

Julia ferma les yeux. César avait laissé sa dernière phrase flotter en l’air et gardait un silence que la jeune femme, honteuse et confuse, n’osait rompre. Quand elle eut retrouvé le courage de le regarder de nouveau, l’antiquaire haussa les épaules d’un geste évasif, comme s’il n’était pas responsable de la suite de l’histoire.

— Avec ces mots, princesse, Álvaro avait signé son arrêt de mort… Il continuait à fumer tranquillement devant moi, mais en réalité il était déjà mort. Non pas à cause de ce qu’il avait dit, en fin de compte une opinion aussi respectable qu’une autre, mais à cause de ce que son jugement me révélait sur moi-même, comme si venait de s’ouvrir un rideau qui pendant des années m’aurait coupé de la réalité. Peut-être parce qu’il confirmait des idées que je gardais cachées dans le coin le plus obscur de ma tête en me refusant toujours à projeter sur elles la lumière de la raison et de la logique…

Il s’arrêta, comme s’il avait perdu le fil de ses idées, et regarda Julia, puis Muñoz, d’un air indécis. Il sourit enfin, d’un sourire équivoque, à la fois timide et un peu pervers, avant de porter de nouveau le verre à ses lèvres pour y prendre une gorgée.

— C’est alors que j’ai eu tout à coup une inspiration – Julia vit que l’étrange sourire s’était effacé sur ses lèvres au contact du verre… Et devant mes yeux, ô prodige, comme dans les contes de fées, apparut tout un plan. Chacune de ces pièces qui s’étaient agitées dans le désordre trouvait sa place exacte, sa nuance précise… Álvaro, toi, moi, le tableau… Et ce plan concordait aussi avec mon côté sombre, avec ces échos lointains, ces sensations oubliées, ces passions endormies… Tout se précisa en quelques secondes, comme un gigantesque échiquier sur lequel chaque personne, chaque idée, chaque situation, trouvait sa représentation symbolique dans chaque pièce, sa place exacte dans le temps et dans l’espace… C’était la Partie, avec une majuscule, le grand jeu de ma vie. Et de la tienne. Car tout était là, princesse : les échecs, l’aventure, l’amour, la vie et la mort. Et finalement, tu te dressais, libre de tout et de tous, belle et parfaite, réfléchie dans le plus pur miroir de la maturité. Il fallait que tu joues aux échecs, Julia ; c’était inévitable. Il fallait que tu nous tues tous pour être enfin libre.

— Mon Dieu…

L’antiquaire secoua la tête.

— Dieu n’a rien à voir là-dedans… Je t’assure que, lorsque je me suis approché d’Álvaro et que je l’ai frappé sur la nuque avec le cendrier d’obsidienne qui se trouvait sur son bureau, je ne le haïssais plus. Il ne s’agissait plus que d’une désagréable formalité. Regrettable, mais nécessaire.

Il s’absorba dans la contemplation curieuse de sa main droite. Il semblait évaluer la capacité d’infliger la mort que refermaient ces longs doigts pâles aux ongles soignés qui tenaient avec tant d’indolente élégance un verre de gin.

— Il est tombé comme un gros paquet, conclut-il d’une voix neutre quand il eut terminé son examen. Il s’est effondré sans un gémissement, pouf, la pipe entre les dents. Ensuite, par terre… Bon. Je me suis assuré qu’il était bien mort en lui donnant un autre coup, mieux calculé. Après tout, on fait bien les choses ou on ne les fait pas… Tu connais la suite : la douche et tout le reste ne furent que des détails artistiques. Brouillez les cartes, disait Arsène Lupin… Menchu, qu’elle repose en paix, aurait sans doute attribué la citation à Coco Chanel. La pauvre – il prit une petite gorgée à la mémoire de Menchu avant de regarder devant lui, dans le vide. Toujours est-il que j’ai effacé mes empreintes avec un mouchoir et que j’ai emporté le cendrier, on ne sait jamais, pour le jeter dans une poubelle, loin de là… J’ai sans doute tort de le dire, princesse, mais pour un coup d’essai, je dois avouer que mon cerveau fonctionnait d’une manière admirablement criminelle. Avant de m’en aller, j’ai pris le rapport sur le tableau qu’Álvaro pensait te remettre chez toi et j’ai tapé ton adresse à la machine sur l’enveloppe.

— Et tu as pris aussi une poignée de ses petites fiches blanches…

— Non. Un détail ingénieux, mais je n’y ai pensé que plus tard. Je n’allais pas revenir les chercher ; j’en ai donc acheté de semblables dans une papeterie. Mais quelques jours plus tard seulement. Il fallait d’abord que je prépare la partie ; chaque mouvement devait être parfait. Ce que j’ai fait, en revanche, puisque nous avions rendez-vous chez toi le lendemain en fin d’après-midi, ce fut de m’assurer que tu recevrais bien le rapport. Il fallait absolument que tu connaisses toute l’histoire du tableau.

— Et tu t’es servi de la femme à l’imperméable…

— Oui. À ce stade, je dois avouer quelque chose. Je ne joue pas les travestis, grand Dieu non. Il m’est arrivé à quelques reprises, quand j’étais jeune, de me déguiser pour m’amuser. Comme si c’était le carnaval, si vous voulez. Toujours seul et devant un miroir… – en évoquant ce souvenir heureux, César fit alors une moue malicieuse et indulgente. Et au moment de te faire parvenir l’enveloppe, j’ai trouvé amusant de répéter l’expérience. Comme un vieux caprice, tu comprends ? Une espèce de défi, si l’on veut voir les choses d’un point de vue… héroïque. Voir si j’étais capable de tromper les gens en m’amusant à dire, d’une certaine façon, la vérité, du moins en partie… Je suis donc allé faire des courses. Un monsieur distingué qui achète un imperméable, un sac à main, des chaussures à talon bas, une perruque blonde, des bas et une robe n’éveille pas les soupçons s’il s’y prend comme il faut, dans un grand magasin rempli de monde, pour sa femme naturellement. Pour le reste, un coup de rasoir et un bon maquillage. Au point où nous en sommes, je peux bien avouer sans honte que du maquillage, oui, j’en avais chez moi. Rien d’excessif, tu me connais. Une petite touche discrète. Personne ne s’est douté de rien au service de messageries. Et je dois admettre que l’expérience fut divertissante… et instructive.

L’antiquaire poussa un long soupir empreint d’une mélancolie affectée. Puis son expression s’assombrit.

— En réalité, reprit-il, et sa voix s’était faite moins frivole, tout cela constituait la partie que nous pourrions appeler ludique de l’affaire… – il regardait fixement Julia, absorbé dans ses pensées, comme s’il cherchait ses mots devant un auditoire solennel et invisible devant lequel il eût cru nécessaire de faire bonne impression. La partie vraiment difficile commençait maintenant. Il fallait que je t’oriente dans la bonne direction, aussi bien vers la solution du mystère, première partie du jeu, que vers la seconde, beaucoup plus périlleuse et complexe… Le problème résidait dans le fait qu’officiellement je ne jouais pas aux échecs ; il fallait que nous progressions ensemble dans notre enquête sur le tableau, mais j’avais les mains liées et ne pouvais pas trop t’aider. C’était horrible. Je ne pouvais pas non plus jouer contre moi ; j’avais besoin d’un adversaire. D’un adversaire de taille. Je n’ai donc pas eu d’autre choix que de te chercher un Virgile pour te guider dans cette aventure. La dernière pièce qui manquait encore sur mon échiquier.

Il vida son verre et le déposa sur la table. Puis il sortit un mouchoir de soie de la manche de sa robe de chambre pour s’essuyer délicatement les lèvres. Et c’est alors qu’il regarda enfin Muñoz avec un sourire amical.

— Après avoir consulté mon voisin, monsieur Cifuentes, directeur du Club Capablanca, j’ai donc jeté mon dévolu sur vous, très cher ami.

Muñoz hocha la tête, une seule fois. S’il trouvait cet honneur douteux, il n’en dit rien. Ses yeux que les ombres jetées par l’abat-jour faisaient paraître encore plus enfoncés dans leurs orbites regardaient l’antiquaire avec curiosité.

— Vous avez toujours su que j’allais gagner, dit-il à voix basse.

César lui fit un petit salut ironique, comme s’il soulevait un chapeau imaginaire.

— Effectivement, toujours, confirma-t-il. En plus de votre talent aux échecs, dont j’ai été convaincu dès que je vous ai vu devant le Van Huys, j’étais prêt à vous communiquer, très cher ami, une série de clés juteuses qui, correctement interprétées, vous amèneraient à tirer au clair la seconde énigme : celle du joueur mystérieux – il fit claquer sa langue, content de lui, comme s’il goûtait un mets succulent. Je reconnais que vous m’avez impressionné. En vérité, je dois dire que vous m’impressionnez encore. Cette manière absolument délicieuse que vous avez d’analyser le moindre mouvement, votre méthode d’approximation qui vous fait écarter peu à peu toutes les hypothèses improbables… Un seul mot me vient à la bouche : magistral.

— Vous me laissez pantois, répondit Muñoz, sans aucune expression, et Julia n’aurait pu dire s’il était sincère ou s’il se moquait. César avait renversé la tête en arrière et poussait silencieusement un grand éclat de rire théâtral.

— Je dois vous dire, souligna-t-il avec une moue équivoque, presque coquette, que me sentir peu à peu acculé par vous est devenu une véritable excitation à la longue, je vous assure… Quelque chose de… presque physique, si vous me passez l’expression. Encore que vous ne soyez pas exactement mon type – il parut réfléchir quelques instants, comme s’il tentait de situer Muñoz dans une catégorie déterminée, puis il sembla y renoncer. Avec les derniers coups, j’ai compris que je me transformais en l’unique suspect possible. Et vous saviez que je le savais… Je ne crois pas me tromper si je dis que c’est à partir de ce moment que nous avons commencé à nous sentir plus proches, n’est-ce pas ?… La nuit que nous avons passée assis sur un banc devant chez Julia, avec le secours de ma flasque de cognac pour nous tenir éveillés, nous avons eu une longue conversation sur les traits psychologiques de l’assassin. Vous étiez déjà pratiquement sûr que votre adversaire était moi. Je vous ai écouté avec une attention extrême tandis que vous développiez, en réponse à mes questions, toutes les hypothèses connues sur la pathologie des échecs… Sauf une, la bonne. Une hypothèse que vous avez mentionnée pour la première fois aujourd’hui et que vous connaissiez pourtant parfaitement. Vous savez de quoi je veux parler.

Muñoz acquiesça tranquillement d’un signe de tête. César désigna Julia du menton.

— Vous et moi le savons, mais pas elle. Du moins, pas complètement. Il faudrait lui expliquer.

La jeune femme regarda le joueur d’échecs.

— Oui, dit-elle en s’asseyant, tout à coup fatiguée, remplie d’une sourde irritation qui visait aussi Muñoz. Vous devriez peut-être m’expliquer de quoi vous parlez, parce que je commence à en avoir assez de vos petits secrets.

Le joueur d’échecs fixait toujours César.

— Le côté mathématique des échecs, répondit-il sans s’émouvoir de la mauvaise humeur de Julia, donne à ce jeu un caractère particulier. Quelque chose que les spécialistes qualifieraient de sadico-anal… Vous savez ce que je veux dire : les échecs comme une lutte serrée entre deux hommes, où interviennent des mots comme agression, narcissisme, masturbation… homosexualité. Gagner consiste à vaincre le personnage dominant du père ou de la mère, à prendre le dessus. Perdre, c’est accepter la défaite, se soumettre.

César leva un doigt pour réclamer l’attention.

— Sauf, fit-il observer courtoisement, si la victoire suppose précisément la défaite.

— Oui, reconnut Muñoz. Sauf si la victoire consiste justement à faire la démonstration du paradoxe, à vous infliger vous-même la défaite – il regarda un instant Julia. Belmonte avait raison, après tout. La partie, comme le tableau, s’accusait elle-même.

L’antiquaire lui adressa un sourire admiratif, presque heureux.

— Bravo, dit-il. S’immortaliser dans la défaite même, n’est-ce pas ?… Comme le vieux Socrate lorsqu’il a bu la ciguë – il se retourna vers Julia d’un air triomphant. Notre cher Muñoz, princesse, savait tout cela depuis des jours et des jours, et pourtant il n’en a pas dit un mot à qui que ce soit ; ni à toi, ni à moi. Et moi, modestement, j’ai compris que mon adversaire était sur la bonne piste quand j’ai vu qu’il me visait par omission. En réalité, quand il a fait la connaissance des Belmonte et qu’il a pu enfin les écarter comme suspects, il ne lui restait plus aucun doute sur l’identité de l’ennemi. Je me trompe ?

— Non, vous ne vous trompez pas.

— Me permettez-vous de vous poser une question quelque peu personnelle ?

— Faites. Vous verrez bien si je vous réponds ou pas.

— Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez trouvé le coup décisif ?… Quand vous avez su que c’était moi ?

Muñoz réfléchit un instant.

— Je me suis senti soulagé, dit-il. J’aurais été déçu qu’il en soit autrement.

— Déçu de vous tromper sur l’identité du mystérieux joueur ?… Je ne voudrais pas insister sur mes propres mérites, mais cela n’était pas non plus tellement évident, mon cher ami. Je dirais même que c’était très difficile pour vous. Vous ne connaissiez même pas certains des personnages de cette histoire, et nous ne nous fréquentons que depuis une quinzaine de jours. Vous ne pouviez compter que sur votre échiquier comme instrument de travail.

— Vous ne m’avez pas compris, répondit Muñoz. Je désirais que ce soit vous. Vous me plaisiez.

Julia n’en croyait pas ses oreilles.

— Je suis heureuse de vous voir faire si bon ménage, dit-elle, sarcastique. Si le cœur vous en dit, nous pourrions aller prendre un verre tout à l’heure, nous donner des tapes dans le dos, nous dire comme nous nous sommes bien amusés dans toute cette affaire – elle secoua brusquement la tête, comme pour reprendre pied sur terre. C’est incroyable, mais j’ai l’impression d’être de trop ici.

César lui lança un regard lourd d’affection blessée.

— Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre, princesse.

— Ne m’appelle plus princesse !… Et tu te trompes complètement. Je comprends parfaitement. Maintenant, c’est moi qui vais te poser une question : qu’est-ce que tu aurais fait ce matin-là, au marché du Rastro, si j’étais montée dans ma voiture, sans remarquer la bombe et la carte, avec ce pneu saboté ?

— C’est tout à fait ridicule – César semblait offensé. Je ne t’aurais jamais laissée…

— Même au risque de te trahir ?

— Tu sais bien que oui. Muñoz le disait il y a un moment : tu n’as jamais couru de risque… Ce matin-là, tout était calculé : le déguisement prêt dans une petite chambre discrète à deux issues que je loue comme réserve pour le magasin, le rendez-vous que j’avais pris avec mon rabatteur, un vrai rendez-vous, mais qui n’a duré que quelques minutes… Je me suis habillé à toute vitesse, je suis allé jusqu’à l’impasse, j’ai saboté le pneu, puis j’ai laissé la carte et la bombe vide. Ensuite, je me suis arrêté devant la vendeuse d’images pieuses pour me faire remarquer, je suis retourné à la chambre et, hop, après un petit changement de tenue et un bon démaquillage, j’ai couru te retrouver au café… Tu admettras que tout était impeccable.

— Impeccable à faire vomir, en effet.

L’antiquaire eut un geste réprobateur.

— Ne sois pas vulgaire, princesse – il la regardait avec une candeur tellement sincère qu’elle en était insolite. Ces vilains mots ne sont pas nécessaires.

— Pourquoi te donner tant de mal pour me faire peur ?

— Il s’agissait d’une aventure, n’est-ce pas ?… Il fallait qu’une menace pèse sur toi. Pourrais-tu imaginer une aventure dont la peur serait absente ?… Et je ne pouvais plus t’offrir les histoires qui t’émouvaient quand tu étais petite. Alors, j’ai inventé pour toi l’histoire la plus extraordinaire que j’ai pu imaginer. Une aventure dont tu te souviendrais tout le reste de ta vie.

— Tu peux dire que tu as réussi.

— Dans ce cas, mission accomplie. Lutte de la raison face au mystère, destruction des fantasmes qui t’enchaînaient… Et tu trouves que ce n’est rien ? Ajoutes-y la découverte du fait que le Bien et le Mal ne sont pas délimités comme les cases blanches et noires d’un échiquier – il regarda Muñoz avant d’esquisser un sourire complice, comme s’il parlait d’un secret que tous deux partageaient. Toutes les cases sont grises, ma petite, nuancées par la conscience du Mal que l’expérience fait acquérir ; par la connaissance du caractère stérile et souvent passivement injuste que peut revêtir ce que nous appelons le Bien. Tu te souviens de mon cher Settembrini, celui de La Montagne magique ?… Le mal, disait-il, est l’arme resplendissante de la raison contre les puissances des ténèbres et de la laideur.

Julia regardait attentivement le visage de l’antiquaire, à demi éclairé par la lampe. Par moments, on aurait cru qu’une moitié seulement parlait, celle qui était visible, ou l’autre plongée dans l’ombre, tandis que l’autre moitié ne jouait qu’un rôle de témoin. Et elle se demanda laquelle des deux était la plus réelle.

— Ce matin-là, lorsque nous avons attaqué la Ford bleue, je t’aimais, César.

Instinctivement, elle s’était adressée à la moitié éclairée ; mais la réponse vint de la partie plongée dans l’ombre :

— Je le sais. Et c’est assez pour tout justifier… J’ignorais ce que cette voiture faisait là ; sa présence m’intriguait autant que toi. Beaucoup plus même, pour des raisons évidentes ; personnes ne lui avait demandé l’heure du crime, si tu me permets une bien mauvaise plaisanterie, ma chérie – il hocha doucement la tête songeur. Je dois reconnaître que ces quelques mètres, toi avec ton pistolet et moi avec mon pathétique tisonnier à la main, et l’attaque de ces deux imbéciles avant de savoir qu’ils étaient les sbires de l’inspecteur principal Feijoo… – il agita les mains, comme s’il ne trouvait plus ses mots. C’étaient vraiment merveilleux. Je te voyais foncer droit sur l’ennemi, sourcils froncés, mâchoires serrées, courageuse et terrible comme une furie vengeresse, et je sentais, je te jure, à côté de ma propre excitation, un orgueil superbe. « Voilà une maîtresse femme », me suis-je dit, admiratif… Si tu avais eu un autre tempérament, si tu avais été instable ou fragile, je ne t’aurais jamais soumise à cette épreuve. Mais je t’ai vue naître, je te connais. J’avais la certitude que tu sortirais grandie de l’épreuve ; plus dure, plus forte.

— À un prix passablement élevé, tu ne crois pas ? Álvaro, Menchu… Et toi.

— Ah, oui ; Menchu – l’antiquaire semblait fouiller dans sa mémoire, comme s’il avait du mal à se souvenir de la femme dont parlait Julia. La pauvre Menchu, empêtrée dans un jeu trop compliqué pour elle… – il parut se souvenir enfin et il plissa le front. D’une certaine manière, ce fut une brillante improvisation, et tant pis si ma modestie en souffre. Je t’ai téléphoné tôt le matin, pour savoir comment la soirée s’était terminée. C’est Menchu qui a décroché. Elle m’a dit que tu n’étais pas là. Elle semblait pressée de raccrocher. Nous savons maintenant pourquoi : elle attendait Max pour mettre à exécution ce plan absurde du vol du tableau. Je l’ignorais naturellement. Mais dès que j’ai posé le téléphone, j’ai vu mon jeu : Menchu, le tableau, ton atelier… Une demi-heure plus tard, je sonnais à ta porte, sous l’identité de la femme à l’imperméable.

À ce point de son récit, César prit une expression amusée, comme s’il encourageait Julia à voir le côté insolite et humoristique de son récit.

— Je t’ai toujours dit, princesse, reprit-il en haussant un sourcil, – et l’on aurait dit qu’il ne faisait que raconter sans grand succès une mauvaise blague –, que tu devrais faire installer sur ta porte un de ces petits judas, très pratiques pour savoir qui vient te voir. Menchu n’aurait peut-être pas ouvert à une femme blonde avec des lunettes noires. Mais elle n’a entendu que la voix de César qui lui disait qu’il apportait un message urgent de ta part. Elle était bien obligée d’ouvrir, et c’est ce qu’elle a fait – il tendit les paumes en avant, comme pour excuser à titre posthume l’erreur de Menchu. Je suppose qu’elle a cru à ce moment-là qu’elle pouvait dire adieu à son petit projet avec Max, mais son inquiétude s’est vite transformée en surprise quand elle a découvert une femme inconnue sur le pas de la porte. J’ai eu le temps d’observer l’expression de ses yeux, étonnés, écarquillés, avant de lui assener un coup de poing sur la trachée. Je suis sûr qu’elle est morte sans savoir qui la tuait… J’ai refermé la porte et je m’apprêtais à faire une petite mise en scène quand, surprise totale, j’ai entendu une clé tourner dans la serrure.

— Max, dit Julia, bien inutilement.

— En effet. C’était ce beau proxénète qui montait pour la seconde fois, comme je l’ai compris plus tard, quand il t’a tout raconté au commissariat, pour emporter le tableau et mettre le feu à ton atelier. Ce qui, j’insiste, était un plan absolument ridicule, tout à fait dans la note cependant de Menchu et de cet imbécile.

— Ç’aurait pu être moi qui ouvrais la porte. Tu y as pensé ?

— J’avoue que, lorsque j’ai entendu la clef tourner, je n’ai pas pensé à Max, mais à toi.

— Et qu’est-ce que tu aurais fait ? Tu m’aurais donné un coup de poing sur la trachée à moi aussi ?

Il la regarda à nouveau en prenant l’expression douloureuse de quelqu’un qu’on maltraite injustement.

— C’est une question, dit-il en cherchant ses mots, excessive et cruelle.

— Tu m’en diras tant.

— C’est pourtant la vérité. Je ne sais pas exactement quelle aurait été ma réaction. À vrai dire, pendant un moment, je me suis senti perdu. Je n’avais plus le temps de penser à autre chose qu’à me cacher… J’ai couru à la salle de bains et j’ai retenu ma respiration en essayant de trouver le moyen de sortir de là. Mais il n’allait absolument rien t’arriver. La partie aurait pris fin plus tôt, en plein milieu. C’est tout.

Julia avança la lèvre inférieure, incrédule. Elle sentait les mots brûler dans sa bouche.

— Je ne peux plus te croire, César. Plus maintenant.

— Que tu me croies ou non, ma chérie, ne change rien à rien – il fit un geste de résignation, comme si la conversation commençait à le lasser. À ce stade, c’est du pareil au même. Ce qui importe, c’est que ce n’était pas toi, mais Max. Je l’entendais dire « Menchu, Menchu » derrière la porte de la salle de bains, terrorisé, mais il n’osait pas crier, l’ignoble. J’avais retrouvé mon calme. Dans mon sac, j’avais un poignard que tu connais, celui de Cellini. Et si Max s’était mis à fouiner dans l’appartement, il aurait fait sa connaissance de la façon la plus idiote, en plein cœur, vlan ! sans crier gare, dès qu’il aurait ouvert la porte de la salle de bains, sans qu’il ait le temps d’ouvrir la bouche. Heureusement pour lui, et aussi pour moi, il n’a pas eu le courage d’essayer d’en savoir plus long et il a préféré prendre la poudre d’escampette.

Il s’arrêta pour soupirer, sans affectation cette fois.

— C’est ce qui lui a sauvé la peau, à ce crétin, ajouta-t-il en se levant de son fauteuil, et l’on aurait dit qu’il regrettait que Max fût encore en bonne santé. Une fois debout, il regarda Julia et Muñoz qui continuaient à l’observer en silence, puis il se promena de long en large sur les tapis qui amortissaient le bruit de ses pas :

— J’aurais dû faire comme Max : m’en aller à toute vitesse, car j’ignorais si la police n’allait pas faire son apparition d’un moment à l’autre. Mais ce que nous pourrions appeler mon point d’honneur d’artiste l’a finalement emporté, si bien que j’ai traîné Menchu jusqu’à la chambre à coucher et… Bon, tu sais ce que c’est : j’ai arrangé un peu le décor, sûr qu’on ferait payer la note à Max. Il m’a fallu à peine cinq minutes.

— Mais pourquoi la bouteille ?… C’était inutile. Dégoûtant et horrible.

L’antiquaire fit claquer sa langue. Il s’était arrêté devant un des tableaux accrochés au mur, le Mars de Luca Giordano, et il le contemplait comme si le dieu, engoncé dans les élytres brillants de son anachronique armure médiévale, était celui qui devait lui répondre.

— La bouteille, murmura-t-il sans se retourner vers eux, c’était un détail complémentaire… Une inspiration de dernière minute.

— Qui n’avait rien à voir avec les échecs, fit observer Julia, et sa voix était coupante comme une lame de rasoir. Plutôt un règlement de comptes. Avec les femmes. Toutes les femmes.

L’antiquaire ne répondit pas. Il continuait à regarder le tableau en silence.

— Je n’ai pas entendu ta réponse, César. Pourtant, tu avais toujours réponse à tout.

Il se retourna lentement vers elle. Cette fois, son regard lointain, indéchiffrable, ne réclamait aucune indulgence, ne distillait aucune ironie.

— Ensuite, dit-il enfin d’une voix absente, et il semblait ne pas avoir entendu Julia, j’ai tapé les coordonnées du coup sur ta machine à écrire, j’ai mis le tableau bien emballé par Max sous mon bras et je suis sorti. C’est tout.

Il avait parlé d’une voix neutre, dépourvue d’intonations, comme si la conversation ne présentait plus d’intérêt pour lui. Mais Julia était loin de considérer la question comme réglée.

— Mais pourquoi tuer Menchu ?… Tu entrais chez moi comme tu voulais. Il y avait mille autres façons de voler le tableau.

La phrase alluma une étincelle d’intérêt dans les yeux de l’antiquaire.

— Je vois, princesse, que tu tiens absolument à donner une importance capitale au vol du Van Huys… En fait, ce n’était qu’un détail supplémentaire, car dans cette affaire, tout se tient. Boucler la boucle, en quelque sorte – il réfléchissait, cherchant le mot juste. Menchu devait mourir pour plusieurs raisons : certaines n’ont pas à être dites ici, d’autres si. Disons qu’elles vont des motifs purement esthétiques, et ici notre ami Muñoz a découvert de façon vraiment étonnante le rapport entre le nom de famille de Menchu et la tour prise sur l’échiquier, à des motifs d’un ordre plus profond… J’avais tout préparé pour te libérer des attaches et des influences pernicieuses, pour couper tous tes liens avec le passé. Pour son malheur, Menchu, avec sa stupidité innée et sa vulgarité, représentait un de ces liens, comme Álvaro lui aussi.

— Et qui t’a conféré le pouvoir de distribuer la vie et la mort à ta guise ?

L’antiquaire eut un sourire méphistophélique.

— Je me le suis donné tout seul ; comme un grand. Et pardonnez-moi si je vous parais présomptueux… – il semblait se souvenir tout à coup de la présence du joueur d’échecs. Quant au reste de la partie, j’étais pris par le temps… Muñoz me suivait à la trace, comme un limier. Encore quelques coups, et il allait me pointer du doigt. Mais j’étais sûr que notre cher ami n’allait pas intervenir avant d’être absolument convaincu. D’autre part, il avait acquis la certitude que tu ne courais aucun danger… C’est un artiste lui aussi, à sa manière. Et c’est pour cela qu’il m’a laissé faire, tandis qu’il cherchait des preuves pour confirmer ses conclusions analytiques… Je suis sur la bonne voie, très cher ami ?

Le joueur se contenta de hocher lentement la tête. César s’était approché de la petite table où se trouvait l’échiquier. Après avoir étudié les pièces, il prit délicatement la reine blanche, comme s’il s’agissait d’un cristal fragile, et le regarda longuement.

— Hier après-midi, reprit-il, pendant que tu travaillais à l’atelier du Prado, je suis arrivé au musée dix minutes avant la fermeture. J’ai un peu traîné dans les salles du rez-de-chaussée, puis j’ai glissé la carte sous le cadre du Bruegel. Ensuite, j’ai été prendre un café, j’ai attendu un peu et je t’ai téléphoné. C’est tout. La seule chose que je n’avais pas prévue, c’est que Muñoz allait trouver cette vieille revue d’échecs sous la poussière de la bibliothèque du club. Je ne me souvenais même plus de son existence.

— Il y a quelque chose qui cloche, dit tout à coup Muñoz, et Julia se retourna vers lui, surprise. Le joueur d’échecs regardait fixement César, la tête penchée de côté, et dans ses yeux brillait une lueur inquisitrice, comme lorsqu’il se concentrait sur l’échiquier, étudiant un mouvement qui ne le convainquait pas encore totalement. Vous êtes un joueur brillant nous sommes d’accord sur ce point. Ou plutôt, vous avez ce qu’il faut pour l’être. Et pourtant, je ne crois pas que vous ayez pu jouer cette partie comme vous l’avez fait… Vos combinaisons étaient trop parfaites, inconcevables chez quelqu’un qui n’a pas touché un échiquier depuis quarante ans. Ce qui compte aux échecs, c’est la pratique, l’expérience ; je suis donc sûr que vous nous avez menti. Ou bien vous avez beaucoup joué, seul, pendant toutes ces années, ou bien quelqu’un vous a aidé. Je regrette de vous blesser dans votre vanité, César. Mais vous avez un complice.

Jamais n’avait surgi entre eux un silence aussi long, aussi dense que celui qui suivit ces paroles. Julia les regardait, déconcertée, incapable de croire le joueur. Mais alors qu’elle allait ouvrir la bouche pour crier que c’était une énorme bêtise, elle vit que César, dont le visage s’était transformé en un masque impénétrable, haussait enfin un sourcil ironique. Le sourire qui apparut ensuite sur ses lèvres fut une moue de reconnaissance et d’admiration. L’antiquaire croisa les bras avant de pousser un profond soupir, tandis qu’il hochait la tête en signe d’assentiment.

— Mon cher ami…, fit-il d’une voix lente en pesant tous ses mots. Vous méritez mieux que d’être un obscur joueur du dimanche dans un club de quartier – il fit un geste de la main droite sur le côté, comme pour signaler la présence de quelqu’un qui eût été tout ce temps avec eux, dans un coin obscur de la pièce. J’ai un complice, en effet. Oui, j’en ai un en vérité, encore que dans le cas présent il puisse se considérer comme à l’abri, hors d’atteinte de toute action de la justice. Vous voulez savoir son nom ?

— J’espère que vous allez me le dire.

— Mais bien entendu, car je ne crois pas que ma délation lui porte grand préjudice – il sourit de nouveau, plus largement cette fois. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de m’être réservé cette petite satisfaction, mon éminent ami. C’est un grand plaisir, croyez-moi, de constater que vous n’avez pas été capable de tout découvrir. Vous ne devinez pas de qui il s’agit ?

— J’avoue que non. Mais je suis sûr que ce n’est personne de ma connaissance.

— Et vous avez raison. Il s’appelle Alfa PC-1212 et il s’agit d’un ordinateur personnel qui utilise un programme complexe d’échecs à vingt niveaux de jeu… Je l’ai acheté le lendemain du jour où j’ai tué Álvaro.

Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, Julia lut de la surprise sur le visage de Muñoz. Ses yeux s’étaient éteints et sa bouche s’était entrouverte dans une grimace de stupeur.

— Vous ne dites rien ? demanda l’antiquaire qui l’observait avec une curiosité amusée.

Muñoz lui lança un long regard, sans répondre, puis quelques instants plus tard tourna la tête vers Julia.

— Donnez-moi une cigarette, dit-il d’une voix sourde.

Elle lui tendit son paquet que le joueur d’échecs retourna entre ses doigts avant d’en sortir une cigarette qu’il porta à ses lèvres. Julia approcha une allumette et Muñoz avala lentement et profondément la fumée qui remplit ses poumons. Il semblait se trouver à des milliers de kilomètres du salon de l’antiquaire.

— C’est dur, n’est-ce pas ? insista César en riant doucement. Durant tout ce temps, vous avez joué contre un simple ordinateur ; une machine privée d’émotions et de sentiments… Vous conviendrez avec moi que nous avons là un exquis paradoxe qui symbolise fort à propos l’époque où nous vivons. Le prodigieux automate de Maelzel cachait un joueur humain, selon Allan Poe… Vous vous souvenez ? Mais les choses changent, mon ami. Maintenant, c’est l’automate qui se cache derrière l’homme. – Il leva la reine d’ivoire jauni qu’il tenait à la main pour la lui montrer, moqueur. – Et tout votre talent, votre imagination, votre extraordinaire aptitude à l’analyse mathématique, cher monsieur Muñoz, ont leur équivalent, comme le reflet ironique du miroir qui nous renverrait la caricature de ce que nous sommes, dans une simple disquette de plastique que vous pouvez tenir dans le creux de votre main… J’ai bien peur qu’après tout cela, comme Julia, vous ne soyez jamais plus le même. Encore que dans votre cas, reconnut-il avec une moue pensive, je doute que vous gagniez au change.

Muñoz ne répondit pas. Il se contentait de rester planté là, les mains une fois de plus enfoncées dans les poches de sa gabardine, la cigarette aux lèvres, ses yeux inexpressifs à moitié fermés à cause de la fumée ; comme un détective mal fagoté de film en noir et blanc qui aurait joué à parodier son propre personnage.

— Je regrette, conclut César, et il paraissait sincère.

Puis il reposa la reine sur l’échiquier, de l’air de quelqu’un qui s’apprête à mettre un terme à une agréable soirée, et regarda Julia.

— Pour conclure dit-il, je vais vous montrer quelque chose.

Il s’approcha d’un secrétaire d’acajou et ouvrit un tiroir d’où il sortit une grosse enveloppe cachetée et les trois statuettes de porcelaine de Bustelli.

— Tu gagnes le prix, princesse – il souriait à la jeune femme avec une lueur de malice dans les yeux. Une fois de plus, tu as réussi à découvrir le trésor enterré. Et maintenant, tu peux en faire ce que tu voudras.

Julia regardait les porcelaines et l’enveloppe d’un air soupçonneux.

— Je ne comprends pas.

— Tu vas comprendre dans un instant. Parce que, durant ces quelques semaines, j’ai eu aussi le temps de m’occuper de tes intérêts… À l’heure qu’il est, La Partie d’échecs est en lieu sûr : dans un coffre d’une banque suisse, loué par une société anonyme panaméenne qui n’a d’existence que sur le papier… Les hommes de loi et banquiers suisses sont un peu ennuyeux, mais ils ont l’avantage de savoir respecter les formes : pas de questions tant qu’on respecte la législation de leur pays et qu’on règle leurs honoraires – il posa l’enveloppe sur la table, à côté de Julia. Tu détiens soixante-quinze pour cent des actions de cette société anonyme dont tu trouveras les titres dans cette enveloppe ; un avocat suisse dont tu m’as parfois entendu parler, Demetrius Ziegler, un vieil ami, s’est chargé de toutes les formalités. Et personne, à part nous et quelqu’un dont nous parlerons tout à l’heure, ne sait que le tableau de Pieter Van Huys restera quelque temps dans ce coffre-fort, bien emballé… En attendant, l’histoire de La Partie d’échecs aura défrayé la chronique artistique. Tout le monde, les médias, les revues spécialisées, exploitera le scandale jusqu’à plus soif. En première analyse, nous pouvons prévoir une cote internationale de plusieurs millions… De dollars, naturellement.

Julia regarda l’enveloppe, puis César, incrédule et déconcertée.

— Peu importe ce qu’il pourra valoir, murmura-t-elle en prononçant les mots avec difficulté. Un tableau volé est invendable. Même à l’étranger.

— Tout dépend à qui et comment, répondit l’antiquaire. Quand l’affaire sera mûre, disons dans quelques mois, le tableau sortira de sa cachette pour refaire surface, non pas dans une vente publique, mais sur le marché clandestin des œuvres d’art… Il finira accroché en secret dans la luxueuse demeure d’un de ces nombreux collectionneurs millionnaires brésiliens, grecs ou japonais qui se précipitent comme des requins sur les œuvres de valeur, pour les renégocier à leur tour ou pour satisfaire des passions secrètes qui ont partie liée avec le luxe, le pouvoir et la beauté. C’est également un bon investissement à long terme, car dans certains pays la prescription pour les vols d’œuvres d’art est de vingt ans… Et tu es encore délicieusement jeune. N’est-ce pas merveilleux ? De toute façon, ce ne sera plus ton affaire. Ce qui importe, c’est que maintenant, dans les mois qui viennent, durant la pérégrination secrète du Van Huys, le compte en banque de ta toute jeune société panaméenne, ouvert il y a deux jours dans une autre honorable banque de Zurich, grossira de quelques millions de dollars… Tu n’auras à t’occuper de rien, car quelqu’un s’occupera de toutes ces inquiétantes opérations. Je m’en suis bien assuré, princesse. Et, par-dessus tout, de l’indispensable loyauté de cette personne. Une loyauté mercenaire, soit dit en passant. Mais aussi bonne qu’une autre ; et même meilleure. Méfie-toi toujours des loyautés désintéressées.

— Qui est-ce ? Ton ami suisse ?

— Non. Ziegler est un avocat méthodique et efficace, mais il ne domine pas le sujet à ce point. C’est pour cela que j’ai eu recours à une personne qui possède les contacts voulus, en plus d’une splendide absence de scrupules et d’une compétence suffisante pour évoluer avec aisance dans ce complexe monde souterrain : Paco Montegrifo.

— Tu veux plaisanter…

— Je ne plaisante pas avec les questions d’argent. Montegrifo est un curieux personnage qui, entre parenthèses, est un peu amoureux de toi, quoique cela n’ait rien à voir avec notre affaire. Ce qui compte, c’est que cet homme, qui est en même temps un fieffé coquin et un individu extraordinairement habile, ne te jouera jamais un vilain tour.

— Je ne vois pas pourquoi. S’il entre en possession du tableau, adieu veau, vache, cochon. Montegrifo serait capable de vendre sa mère pour une aquarelle.

— Oui. Mais toi, il ne peut pas. Tout d’abord, parce qu’à nous deux, Demetrius Ziegler et moi, nous l’avons fait signer une quantité de documents qui n’ont aucune valeur juridique s’ils deviennent publics, puisque cette affaire est manifestement délictueuse, mais qui suffisent à prouver que tu es totalement étrangère à l’histoire. Documents qui suffisent également à le compromettre s’il ne tient pas sa langue ou s’il oublie les règles du jeu, au point de lui mettre sur le dos un mandat international de recherche et d’arrestation qui ne le laissera pas souffler le reste de sa vie… D’autre part, je suis en possession de certains secrets dont la divulgation nuirait à sa réputation et lui créerait de très ennuyeux problèmes avec la justice. Entre autres choses, à ma connaissance, Montegrifo s’est chargé en au moins deux occasions de faire sortir d’Espagne et de vendre illégalement des objets du patrimoine artistique national qui étaient tombés entre mes mains et que j’avais placés entre les siennes pour qu’il agisse à titre d’intermédiaire : un retable du XVe, attribué à Pere Oller et volé à Santa Maria de Cascalls en 1978, et ce fameux Jean de Flandres disparu il y a quatre ans de la collection Olivares, tu te souviens ?

— Oui. Mais je n’aurais jamais imaginé que tu…

César fit une moue indifférente.

— C’est la vie, princesse. Dans mon commerce, comme dans tous les autres, l’honnêteté pure et parfaite est le moyen le plus sûr de mourir de faim… Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas en train de parler de moi, mais de Montegrifo. Bien entendu, il essaiera d’empocher tout l’argent qu’il pourra ; c’est inévitable. Mais il restera dans des limites qui respecteront le bénéfice minimum garanti à ta société panaméenne, dont Ziegler protégera les intérêts avec la férocité d’un doberman. Une fois l’affaire conclue, Ziegler virera automatiquement l’argent du compte bancaire de la société anonyme à un autre compte privé dont le discret numéro t’appartient, puis il dissoudra la société pour effacer toute trace et détruira également tous les documents, sauf ceux qui concernent le trouble passé de Montegrifo. Ceux-là, il les conservera en garantie de la loyauté de notre ami l’expert. Même si je suis convaincu que cette précaution sera superflue à ce stade… Ah oui : mon bon Ziegler a pour instructions expresses de prélever un tiers de tes bénéfices pour les consacrer à divers placements sûrs et rentables qui blanchiront cet argent et te garantiront, même si tu te mettais à jeter l’argent par les fenêtres, une confortable aisance pour le reste de tes jours. Laisse-toi conseiller sans réticences. Ziegler est un homme bien que je connais depuis plus de vingt ans : honnête, calviniste et homosexuel. Et tu peux compter sur lui pour déduire scrupuleusement sa commission et les frais.

Julia, qui avait écouté immobile, se mit à frissonner. Tout s’emboîtait à la perfection, comme les pièces d’un incroyable puzzle. César n’avait rien laissé au hasard. Après avoir lancé un long regard à l’antiquaire, elle fit quelques pas, tentant d’assimiler ce qu’elle venait d’entendre. Trop pour une seule nuit, pensa-t-elle en s’arrêtant devant Muñoz qui la regardait, imperturbable, sa cigarette presque consumée toujours aux lèvres. Peut-être même trop pour une seule vie.

— Je vois, dit la jeune femme en se retournant vers l’antiquaire, que tu as tout prévu… Ou presque tout. Tu as également pensé à don Manuel Belmonte ? Le détail te paraît peut-être sans importance, mais c’est lui le propriétaire du tableau.

— J’y ai pensé. Naturellement, tu peux avoir une louable crise de conscience et décider que tu n’acceptes pas mon plan. Dans ce cas, tu n’as qu’à le dire à Ziegler et le tableau apparaîtra au moment opportun. Montegrifo fera une attaque d’apoplexie, mais il devra bien prendre son mal en patience et les choses en resteront où elles étaient : le tableau aura pris de la valeur avec le scandale et Claymore conservera son droit de vendre l’œuvre aux enchères… Mais au cas où tu pencherais pour le sens pratique de la vie, tu disposes d’arguments pour apaiser ta conscience : Belmonte se défait du tableau pour de l’argent, de sorte que nous pouvons exclure la valeur sentimentale pour ne retenir que la valeur économique du tableau. Laquelle est couverte par l’assurance. De plus, rien ne t’empêche de lui faire parvenir de façon anonyme l’indemnité que tu jugeras appropriée. Tu auras plus d’argent qu’il ne t’en faudra pour cela. Quant à Muñoz…

Eh bien oui, dit le joueur d’échecs. Je suis bien curieux de savoir ce que vous avez prévu pour moi.

César le regarda, malicieux.

— Quant à vous, très cher ami, vous avez gagné le gros lot.

— Voyons donc…

— Puisque je vous le dis. En prévision du cas où le second cavalier blanc survivrait à la partie, j’ai pris la liberté de vous intéresser à la société à raison de vingt-cinq pour cent des actions. Ce qui, entre autres choses, vous permettra de vous acheter des chemises propres et de jouer aux échecs, disons aux Bahamas, si le cœur vous en dit.

Muñoz porta la main à sa bouche et prit entre ses doigts ce qui restait de la cigarette maintenant éteinte. Puis il contempla un instant le mégot avant de le laisser tomber sur le tapis, d’un geste délibéré.

— C’est très généreux de votre part, dit-il.

César regarda le mégot par terre, puis le joueur d’échecs.

— C’est bien le moins que je puisse faire. D’une façon ou d’une autre, il faut acheter votre silence ; et de plus, vous le méritez amplement… Disons que c’est ma façon de me faire pardonner le vilain tour de l’ordinateur.

— Et l’idée vous est passée par la tête que je pourrais refuser de jouer le jeu ?

— Bien entendu. L’idée m’est passée par la tête. Vous êtes un type étrange, tout compte fait. Mais ce n’est plus mon affaire. Vous et Julia êtes associés à présent. Arrangez-vous ensemble. J’ai d’autres choses à penser.

— Il reste toi, César, dit Julia.

— Moi ? l’antiquaire sourit. Douloureusement, crut deviner la jeune femme. Ma chère princesse, j’ai commis bien des péchés que je dois expier, et je n’ai plus guère de temps – il montra l’enveloppe cachetée sur la table. Tu trouveras ici des aveux complets, le récit de cette histoire, du début jusqu’à la fin, à l’exception de notre combinaison suisse, naturellement. Toi, Muñoz et, pour le moment, Montegrifo, sortez blancs comme neige de l’affaire. Quant au tableau, j’explique avec une profusion de détails sa destruction, pour des motifs personnels et sentimentaux. Je suis sûr qu’après un savant examen de cette confession les psychiatres de la police diagnostiqueront une dangereuse schizophrénie.

— Tu penses t’en aller à l’étranger ?

— Pas question. La seule chose qui rend une destination désirable, c’est la perspective du voyage. Mais je suis trop vieux. Par ailleurs, la prison ne me dit rien, pas plus que l’asile. Ce doit être un peu gênant, avec tous ces infirmiers costauds et jolis garçons qui vous donnent des douches froides et tout le reste… J’ai bien peur que non, ma chérie. J’ai cinquante longues années derrière moi et ce genre d’émotions n’est plus pour moi. De plus, il y a encore un petit détail.

Julia le regardait, l’air sombre.

— Quel détail ?

— Tu as entendu parler – César fit une moue ironique – de cette chose qu’on appelle le Syndrome machinchouette acquis, furieusement à la mode ces temps-ci, à ce qu’il paraît… Eh bien, le mien est en phase terminale. Comme on dit.

— Tu mens.

— Pas le moins du monde. Je t’assure que c’est ce qu’on dit : terminal, de terminus, comme un terminus d’autobus dans une banlieue ouvrière.

Julia ferma les yeux. Soudain, tout ce qui l’entourait parut s’évanouir et il ne subsista plus dans sa conscience qu’un bruit sourd, éteint, comme celui d’une pierre tombant au milieu d’une mare. Quand elle rouvrit les yeux, des larmes perlaient au bord de ses paupières.

— Tu mens, César. Pas toi. Dis-moi que tu mens.

— Je voudrais bien, princesse. Je t’assure que je serais ravi de pouvoir te dire que tout n’a été qu’une blague de mauvais goût. Mais la vie est parfaitement capable de jouer ce genre de tours.

— Tu le sais depuis quand ?

L’antiquaire écarta la question d’un geste languide de la main, comme si le temps n’avait plus d’importance pour lui.

— À peu près deux mois, répondit-il enfin. Tout a commencé par une petite tumeur au rectum. Plutôt désagréable.

— Tu ne m’en as jamais rien dit.

— Pourquoi l’aurais-je fait ?… Excuse-moi si je te parais manquer de délicatesse, mais mon rectum a toujours fait partie de mon domaine privé.

— Combien de temps te reste-t-il ?

— Pas beaucoup ; six ou sept mois, je crois. Et on dit qu’on maigrit effroyablement.

— Alors, on te mettra dans un hôpital. Tu n’iras pas en prison. Ni à l’asile, comme tu dis.

César secoua la tête avec un sourire serein.

— Je n’irai dans aucun de ces trois endroits, ma chérie. Mourir dans cette vulgarité ? Tu imagines l’horreur,… Ah, non. Pas question. Je refuse. De nos jours, tout le monde décide de s’en aller de cette façon. Alors, je revendique au moins le droit de sortir de scène en donnant une certaine touche personnelle à l’événement… Ce doit être terrible d’emporter avec soi comme dernière image de ce monde celle d’un flacon de sérum accroché au-dessus de sa tête, de visiteurs qui écrasent ton tube à oxygène… – il regarda autour de lui les meubles, les tapis, les tableaux de son salon. Je préfère me réserver une fin florentine, entouré des objets que j’aime. Une sortie de ce genre, douce et discrète, convient mieux à mes goûts et à mon caractère.

— Quand ?

— Dans un moment. Quand vous aurez eu la bonté de me laisser seul.

 

Muñoz attendait dans la rue, adossé au mur, le col de sa gabardine remonté jusqu’aux oreilles. Il semblait absorbé dans des pensées secrètes et, lorsque Julia sortit et vint le rejoindre, il tarda à lever les yeux vers elle.

— Comment pense-t-il le faire ? lui demanda-t-il.

— Acide prussique. Il y a des années qu’il en garde une ampoule, répondit-elle avec un sourire amer. Il dit que le pistolet est plus héroïque, mais qu’il lui laisserait une vilaine expression de surprise sur le visage. Il souhaite être présentable.

— Je comprends.

Julia alluma une cigarette avec une lenteur calculée.

Il y a une cabine téléphonique tout près, au coin de la rue… – elle regardait Muñoz d’un air absent. Il m’a demandé de lui laisser dix minutes avant d’appeler la police.

Ils se mirent à marcher sur le trottoir, côte à côte, sous la lumière jaunâtre des lampadaires. Au bout de la rue déserte, le feu de circulation passait inlassablement du vert à l’orange, puis au rouge. Le dernier éclat de lumière éclaira Julia, marquant son visage d’ombres irréelles et profondes.

— Et que pensez-vous faire maintenant ? demanda Muñoz.

Il avait parlé sans la regarder, les yeux fixés par terre, devant lui. La jeune femme haussa les épaules.

— Ça dépend de vous.

C’est alors que Julia entendit pour la première fois le rire de Muñoz. Un rire profond et doux, un peu nasal, qui semblait venir de très loin. Une fraction de seconde, la jeune femme eut l’impression que c’était un des personnages du tableau, non pas le joueur d’échecs, qui riait ainsi à côté d’elle.

— Votre ami César a raison, dit Muñoz. J’ai besoin de chemises propres.

Julia caressait du bout des doigts les trois statuettes de porcelaine – Octavio, Lucinda et Scaramouche – blotties au fond de la poche de son imperméable, à côté de l’enveloppe cachetée. Le froid de la nuit lui pinçait les lèvres, gelait les larmes de ses yeux.

— Il a dit autre chose avant de rester seul ? demanda Muñoz.

Elle haussa une autre fois les épaules. « Nec sum adeo informis… Je ne suis pas si laid… Je me suis vu tantôt sur le rivage, la mer était paisible… » Fidèle à lui-même, César avait cité Virgile au moment où elle s’était retournée pour la dernière fois, sur le seuil de la porte, pour embrasser d’un seul regard le salon plongé dans l’ombre, les teintes foncées des vieux tableaux sur les murs, les reflets ténus que tamisait l’abat-jour de parchemin sur la surface des meubles, l’ivoire jauni, les dorures des reliures. Et César à contre-jour, debout au centre du salon, ses traits déjà plongés dans l’ombre ; silhouette fine et nette comme un profil de médaille, comme un camée antique, son ombre projetée sur les arabesques rouge et ocre du tapis, frôlant presque les pieds de Julia. Et le carillon s’était mis à sonner à l’instant où elle fermait la porte, comme la pierre d’une tombe, comme si tout avait été préparé, comme si chacun avait joué consciencieusement son rôle dans cette œuvre qui s’achevait sur l’échiquier à l’heure exacte, cinq siècles après le premier acte, avec la précision mathématique du dernier mouvement de la dame noire.

— Non, répondit-elle tout bas, sentant que l’image s’éloignait lentement, s’enfonçait dans les profondeurs de sa mémoire. Il n’a rien dit.

Muñoz leva la tête, comme un pauvre chien efflanqué qui aurait humé le ciel de la nuit, puis il ébaucha un sourire forcé.

— Dommage, dit-il. Il aurait fait un excellent joueur d’échecs.

 

L’écho de ses pas résonne dans le cloître désert, sous les voûtes que l’ombre déjà inonde. Les derniers rayons du soleil couchant arrivent presque à l’horizontale, atténués par les abat-vent de pierre, teignant de leur lueur rousse les murs du couvent, les niches vides, les feuilles de lierre que l’automne fait jaunir, enroulées sur les chapiteaux – monstres, guerriers, saints, animaux mythologiques – sous les graves arcs gothiques qui encerclent le jardin envahi par les mauvaises herbes. Le vent, qui annonce les froids venus du Nord, précurseurs de l’hiver, ulule dehors en remontant le flanc de la colline, en agitant les branches des arbres, en arrachant des sons de pierre centenaire aux gargouilles et aux larmiers de la toiture, en faisant se balancer les cloches de bronze du clocher où une girouette grinçante et rouillée pointe obstinément vers un Sud peut-être lumineux, lointain, inaccessible.

La femme en deuil s’arrête devant une fresque rongée par le temps et l’humidité. À peine s’il reste quelque chose de ses couleurs originales : le bleu d’une tunique, l’ocre du dessin. Une main tronquée à la hauteur du poignet, dont l’index montre un ciel inexistant, un Christ dont les traits se confondent avec le plâtre décrépi du mur ; un rayon de soleil, ou de lumière divine, dépourvu à présent d’origine autant que de destination, suspendu entre ciel et terre, segment de clarté jaune absurdement figé dans le temps et dans l’espace, que les années et les intempéries font s’évanouir peu à peu jusqu’à l’éteindre, ou l’effacer, comme s’il n’avait jamais été là. Et un ange à la bouche disparue, le front plissé, comme celui d’un juge ou d’un bourreau, dont on devine seulement, parmi les restes de peinture, les ailes tachées de chaux, un fragment de tunique, une épée aux contours imprécis.

La femme en deuil écarte les voiles noirs qui lui couvrent le haut du visage et regarde un long moment les yeux de l’ange. Il y a dix-huit ans qu’elle s’arrête ici chaque jour à la même heure, qu’elle observe les ravages que le temps fait sur cette image en la rongeant. Elle l’a vue s’effacer peu à peu, comme une lèpre qui arrache la chair par lambeaux, qui fait s’évanouir les contours de l’ange pour les fondre avec le plâtre sale du mur, avec les taches d’humidité qui font boursoufler les couleurs, dépècent et arrachent les images. Ici où elle vit, il n’y a point de miroirs ; la règle qu’elle a professée, ou qu’on l’a peut-être contrainte de professer – les vides sont de plus en plus nombreux dans sa mémoire, comme sur la fresque du mur – les interdit. Il y a dix-huit ans qu’elle ne voit plus son propre visage, et pour elle c’est celui de cet ange qui, sans nul doute, eut un jour belle figure, seule référence extérieure au passage du temps sur ses traits : peinture décrépite au lieu de rides, traits pâlis en place de peau flétrie. Parfois, dans ces moments de lucidité qui déferlent comme une vague léchant le sable d’une plage, moments auxquels elle s’accroche avec désespoir, essayant de les fixer dans sa mémoire confuse, tourmentée par les fantasmes, elle croit se souvenir qu’elle a cinquante-quatre ans.

De la chapelle parvient, amorti par l’épaisseur des murs, un chœur de voix qui chantent les louanges de Dieu avant l’heure du souper au réfectoire. La femme en deuil est dispensée de certains offices et, à cette heure, on la laisse se promener seule dans le cloître désert, comme une ombre noire et silencieuse. À sa ceinture pend un long rosaire aux grains de buis noirci. Il y a longtemps qu’elle ne l’égrène plus. Le lointain cantique se confond avec le sifflement du vent.

Quand elle reprend sa marche et qu’elle arrive devant la fenêtre, le soleil agonisant n’est plus qu’une tache de clarté rougeâtre rétrécie dans le lointain, sous les nuages couleur de plomb qui descendent du Nord. Au pied de la colline, il y a un lac, large et gris, avec des reflets d’acier. La femme dépose ses mains, sèches et osseuses, sur le rebord de la fenêtre – une fenêtre en ogive ; une fois de plus, comme chaque après-midi, les souvenirs reviennent sans pitié – et elle sent le froid de la pierre monter le long de ses bras, s’approcher lentement, dangereusement, de son cœur usé. Elle est prise d’une toux déchirante qui secoue son corps frêle, miné par l’humidité de si nombreux hivers, tourmenté par la réclusion, la solitude et le souvenir fugace. Elle n’entend plus les cantiques de la chapelle, ni le sifflement du vent. À présent, c’est la musique monotone et triste d’une mandoline qui surgit des brumes du temps, et l’horizon hostile et automnal s’évanouit devant ses yeux pour dessiner, comme sur un tableau, un autre paysage : une douce plaine onduleuse d’où émerge dans le lointain, découpée sur le ciel bleu, comme tracée par un délicat pinceau, la fine silhouette d’un clocher. Et soudain elle croit entendre les voix de deux hommes assis à une table, l’écho d’un rire. Et elle pense que, si elle se retourne pour regarder derrière elle, elle se verra elle-même, assise sur un escabel, un livre sur les genoux, et qu’en levant les yeux elle trouvera l’éclat d’un gorgerin d’acier et d’une Toison d’Or. Et un vieillard à barbe grise lui sourira tandis que, son pinceau à la main, il trace sur un panneau de chêne, avec la parcimonie et la sagesse de son office, l’image éternelle de cette scène.

Un instant, le vent déchire la couche de nuages ; et un dernier reflet de lumière, en se réfléchissant sur les eaux du lac, illumine le visage vieilli de la femme, éblouit ses yeux clairs et froids, presque sans vie. Ensuite, lorsque s’éteint le reflet, le vent paraît hurler avec plus de force encore, agitant les voiles noirs qui battent comme des ailes de corbeau. Alors, elle ressent à nouveau cette douleur poignante qui lui ronge les entrailles, tout près du cœur. Une douleur qui lui paralyse la moitié du corps, qu’aucun remède ne saurait soulager. Qui lui glace les membres, étouffe ses poumons.

Le lac n’est plus qu’une tache opaque sous les ombres. Et la femme en deuil, qui dans le monde eut pour nom Béatrice de Bourgogne, sait que cet hiver venu du Nord sera son dernier. Et elle se demande si, dans ce lieu obscur vers lequel elle se dirige, il y aura miséricorde suffisante pour effacer les derniers lambeaux du souvenir.

La Navata

Avril 1990